C'est l'histoire d'un lapin.

Le tout petit homme me tend son ours-lutin à poils bleus.
Il compatit : je m'apprête à passer la nuit sans mon lapin qui se fait laver le pompon et les oreilles à 40 degrés par Arthur Martin. Je suis toute estourbite de surprise et d'émotions par le don du tout petit homme. C'est qu'il y tient à son ours-lutin. Sur la joue et sous les doigts, il est doux comme le velours.

Plait-il ?

...

VOUI j'ai un lapin !
NON, PAS UN DOUDOU, UN LAPIN !

...

D'accord, j'ai un doudou-lapin...
Et j'y suis très attachée. Il a sa place dans ma vie de souffreteuse depuis 1996. Il a une histoire.

Ecoutez bien petits et grands, écoutez bien. Je vais vous raconter l'histoire de mon lapin :

Un soir de septembre 1996 donc, tout a bien commencé et tout s'est bien mal terminé. Papa et Maman ont fait la route depuis les Deux Sèvres pour fêter avec moi les 49 années de Papa. Mais ce soir là, la fièvre s'est invitée aussi. Quand la température monte après la chimiothérapie, il faut se résigner à appeler l'hôpital. J'appelle donc l'hôpital... Quelques minutes plus tard, je suis à l'hôpital. Tout va très vite. J'ai plus de 39 de fièvre, 300 leucocytes dans le sang (toi qui te portes bien, tu en comptes entre 4 000 et 10 000. Ce sont nos défenses immunitaires. Sans elles... Pfouit !), le personnel de l'Hôtel Dieu s'active pour me protéger du choc sceptique : perfusion, transfusion sanguine, masques et bottillons pour tout le monde avant de pénétrer dans la bulle de ma chambre. Cette aplasie fulgurante, après la 3ème cure d'anthracyclines, me vaudra 4 jours d'hospitalisation, à l'abri des microbes et des bactéries.

Je vois bien que pour mes parents, le monde entier vient de s'écrouler : comment cacher sa peine immense, son désarroi, sa détresse quand la vie de son enfant chéri ne tient plus qu'à un fil ténu ? J'ai survécu, je suis devenue maman, je sais que je ne supporterai pas le spectacle de mes petits en danger.

Ce fameux soir d'automne 1996, Papa s'approche de mon lit avec mille précautions. Ses beaux yeux gris ont pleuré peu de temps avant. Ses deux grandes mains calleuses serrent un petit paquet.

"Je l'ai choisi cet après-midi."

C'est un petit lapin en peluche. Il est aussi frêle que moi sans doute.

"Il a le dos plissé, parce qu'il est maigre et fatigué, comme toi.
- Ça, je peux te dire qu'il ne l'a pas choisi au hasard" renchérit Maman. "Il a disparu chez Marc et Spencer (il y en avait un à l'époque, rue des Lombards, tout proche de mon appartement parisien du 4ème), Je ne l'ai revu qu'après de longues minutes, fier de sa trouvaille."

Ce lapin, mon lapin, nous l'avons baptisé Tchernoboule (en référence à la catastrophe de Tchernobyl 10 ans plus tôt et à ma boule polie par la chimiothérapie). L'an dernier, je l'ai rebaptisé. Il s'appelle désormais Papierre (en hommage à Papa, prénommé Jean-Pierre).

Papierre souffre avec moi. Je le serre, je le tords, je le mords. C'est sur lui que je reporte la douleur et les tortures infligées. La piqure de l'intraveineuse, les journées de vie perdues passées au lit, la souffrance au réveil de l'opération, le feu des vertèbres rongées par les métastases... Papierre cataplasme.

Il reçoit aussi ma reconnaissance, mes espoirs et mes souhaits tous les soirs. Je me glisse sous la couette, je le cale dans le creux de mon cou et lui chuchote à l'oreille : "Merci pour aujourd'hui. Donne-moi encore des jours comme celui-ci. S'il te plait, fais-moi vivre encore pour mon Homme, mes petits hommes et un peu pour moi aussi quand même." Papierre n'y peut pas grand-chose, mais sait-on jamais ?

Papierre m'accompagnera jusqu'au bout. J'y suis attachée pour toujours. Papierre, c'est mon Papa ce soir de septembre 1996, cette nuit d'apocalypse à l'Hôtel Dieu. Je n'oublie pas l'amour infini, l'impuissance et l'angoisse de mon Papa malheureux comme la pierre, la pagaille des sentiments, des émotions mêlées et rentrées, serrées dans ce petit paquet tendu vers moi. Je n'oublie pas les beaux yeux-gris, rougis, gonflés et humides de mon père, à cause du cancer.